18.
Un sifflement déchira l’air, suivi d’une déflagration. À quelques encablures du hameau, un nuage de poussière jaillit au milieu de la forêt. Nafa Walid bondit hors de son sac de couchage et se précipita dehors. Un groupe de combattants, immobiles dans la venelle, regardait l’endroit d’où venait l’explosion.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Ça doit être un apprenti de Khebbab, émir. Nafa fronça les sourcils. Il retourna dans sa chambre chercher des jumelles avec lesquelles il scruta la campagne. Apparemment, rien de suspect. Le jour se levait, et le ciel commençait à peine à s’éclaircir. La route en lacet qui se lovait autour du piémont luisait de rosée, déserte. Au loin les lumières des hameaux s’estompaient dans la réverbération de l’aurore.
– Allez voir de quoi il retourne.
Abdel Jalil et sa femme sortirent, à leur tour, devant leur maison. De la main, l’émir s’enquit de la situation. Nafa lui cria qu’il avait chargé ses hommes de se rendre sur les lieux.
– C’est sûrement une maladresse d’artificier. Abdel Jalil opina du chef. En s’apprêtant à rentrer chez lui, il entendit une kyrielle de sifflements, semblables aux crissements d’une tenture que l’on lacère, traverser le ciel. Aussitôt, des explosions firent voler en éclats les taudis reculés de la bourgade. Les pierres et les tôles en zinc tourbillonnèrent dans des tornades de poussière et de flammes.
– Ce sont des tirs d’artillerie, hurla Abdel Jalil. Tout le monde aux abris dans les bois.
Une deuxième salve s’abattit sur la place, broyant quelques bêtes de somme. Les chaumières foudroyées dégringolèrent, obstruant les venelles d’éboulis. Des cris, des hurlements de femmes, puis le chaos. Les combattants se jetèrent hors des taudis, sautèrent par les fenêtres et détalèrent dans tous les sens, leurs épouses à leurs trousses. Une troisième salve ébranla le pic, souffla au passage un enclos et un hangar. Des blessés râlaient sous les décombres, d’autres se traînaient en s’accrochant aux murs. Une épaisse fumée brunâtre noya le hameau tandis qu’un incendie se déclara dans les bois et entreprit de se propager à travers la forêt.
Au pied de la montagne, les premiers camions d’un interminable convoi militaire envahirent la route.
Abdel Jalil ordonna à Khebbab de prendre son équipe d’artificiers et d’aller faire sauter le pont. L’ancien capitaine chargea des bombes artisanales sur des mules et fonça dans les fourrés.
Dans le hameau en flammes, les obus continuaient de s’acharner sur les retardataires qui, désorientés par les explosions, n’arrêtaient pas de tourner en rond.
Soudain, des coups de feu retentirent en bas, suivis de rafales nourries.
Nafa appela Khebbab par radio :
– C’est quoi encore ce raffût ?
– Impossible de s’approcher du pont, répondit le capitaine. Il y a des paras partout,
– Tu hallucines ou quoi ?
– Je te dis qu’il y a des paras autour du pont. Qu’est-ce que je fais ?
– Mine les pistes.
– Je suis en accrochage avec eux.
– Place tes bombes sur les voies d’accès. C’est un ordre.
Une nuée d’hélicoptères surgit de derrière la montagne.
– Bordel de merde ! s’écria Abdel Jalil. C’était pas prévu, ça.
La katiba se replia vers les fourrés, abandonnant sur le terrain ses morts et ses blessés.
Les hélicoptères rasèrent le hameau. Leurs roquettes miaulèrent dans l’air avant d’éventrer un pâté de maisonnettes. Ils revinrent bombarder les contours de la bourgade, profitèrent de la fumée qui enveloppait la montagne pour atterrir. Des sections de parachutistes en débarquèrent et coururent prendre position sur les hauteurs en attendant de se regrouper pour passer à l’assaut.
Clouée au sol, la katiba se terra dans ses abris, incapable de riposter ou de manœuvrer sans s’exposer aux raids aériens. Du côté du pont, la furie des mitrailles se tut. Khebbab informa l’émir qu’il n’avait plus de munitions et qu’il allait décrocher. Plus bas, le convoi militaire progressait inexorablement.
– Nous allons battre en retraite sur-le-champ, décida Abdel Jalil, sinon, nous serons faits comme des rats.
Un groupe demeura sur place pour fixer les paras et tenter des escarmouches de diversion. Le reste de la katiba s’enfonça dans la forêt pour échapper à la chasse des hélicoptères. Vers midi, elle atteignit un cratère opaque, à une dizaine de kilomètres en aval. Le groupe de couverture signala que les hélicoptères ramenaient du renfort, et que le convoi débarquait ses troupes sur le flanc nord de la montagne pour procéder au ratissage. De son point d’observation, en haut d’un rocher, Nafa vit d’autres convois arriver de l’est et de l’ouest pour prendre en tenaille la montagne.
– Il nous faudra un miracle, maugréa-t-il.
En quelques heures, l’étau militaire se resserra. Des centaines de soldats rongeaient le taillis, dynamitaient les caches, brûlaient les vivres qui s’y trouvaient et occupaient les points d’eau. La katiba essaya de percer le dispositif ennemi. Elle fut repoussée. Elle recommença un peu plus loin et rencontra la même résistance. Ses pertes s’élevaient, avant la tombée du soir, à vingt-cinq morts et autant de blessés. Impossible de continuer. Abdel Jalil ordonna à ses saria de décrocher et de se rabattre vers le cratère. La katiba réussit à se faufiler au milieu des thalwegs, déboucha sur un lit de rivière dévoré par la végétation, cacha ses blessés et ses femmes au fond de grottes et remonta provoquer l’ennemi pour le détourner et l’éloigner du cratère. Les accrochages redoublèrent de férocité. Lentement, l’axe des opérations dévia, au grand soulagement des guerriers. Les taghout avançaient sur plusieurs lignes, îlotaient les endroits suspects, les saturaient à coups de mortier avant de les passer au peigne fin. On les entendait à la radio rendre compte des résultats de leurs assauts et du nombre de cadavres intégristes récupérés. Grâce à ces indiscrétions, la katiba se découvrait une inestimable marge de manœuvre pour gagner du temps :
– Nous devons tenir coûte que coûte jusqu’à la tombée de la nuit, expliqua Abdel Jalil. Ensuite, nous nous approcherons des lignes ennemies pour y chercher une faille.
– Comment ? s’enquit Nafa découragé.
– Très simple. On avance, on tire ; s’il y a une riposte, on recule et on recommence un peu plus loin sur le côté jusqu’à ce que nous ne rencontrions pas de résistance, signe que la voie est libre.
Le subterfuge de l’émir paya. Avant le lever du jour, la katiba localisa une brèche et s’y engouffra sans tarder. Elle se précipita vers une vallée boisée et s’y réfugia jusqu’à la fin des ratissages qui durèrent cinq jours. Elle tint bon, malgré la soif et la faim. Ne pouvant se déplacer sous un ciel frémissant d’hélicoptères, elle se ramassa au pied des arbres et ne bougea plus, se nourrissant de plantes comestibles et de fruits sauvages. Lorsque les militaires levèrent le siège, Abdel Jalil s’aperçut qu’il ne pouvait plus revenir à Sidi Ayach. L’armée y avait installé deux détachements de commandos, et la route était truffée de barrages.
Nafa fut chargé de retourner dans le cratère récupérer les femmes et les blessés dont le tiers avaient succombé, faute de soins et de vivres. Commencèrent alors le nomadisme et la clochardisation. La région était infestée d’embuscades. Des patrouilles sillonnaient les collines. De temps à autre, des hélicoptères survolaient les forêts, pilonnaient les endroits suspects et se retiraient en larguant des paniers de tracts appelant les intégristes à déposer les armes et à se rendre. Ces jours-là, le ciel miroitait de bouts de papier qui virevoltaient comme des milliers de papillons géants avant de joncher les clairières. Mais malheur à qui oserait en ramasser un feuillet. Assoiffée, exténuée, traquée de toutes parts, jeûnant depuis des jours et des jours, la katiba demanda l’autorisation de réintégrer le PC zonal. Chourahbil refusa catégoriquement. Il somma Abdel Jalil de ne pas livrer la montagne aux taghout et de se débrouiller pour ne pas rompre le contact avec les tribus alliées que les bourgades insoumises massacreraient à la première occasion.
Abdel Jalil opta pour un ancien camp abandonné par l’AIS, à mi-chemin entre Sidi Ayach et le village natal de Chourahbil. L’endroit s’articulait autour de deux sources, était boisé et surélevé, mais sa capacité d’accueil laissait à désirer. On creusa des casemates supplémentaires et on sema les alentours d’engins explosifs afín de parer à une éventuelle agression, les hameaux voisins étant hostiles au GIA et acquis à la cause des boughat. La katiba traversa une phase infernale. Ses conditions de vie étaient alarmantes. Le couchage, les effets vestimentaires, les ustensiles de cuisine, les médicaments, les vivres, tout avait été laissé à Sidi Ayach. Il fallait recommencer depuis le début et ne compter que sur les moyens de bord. Finis la vie de château, les maisons en dur, les feux de cheminée et les stocks de ravitaillement. Les casemates et les grottes du nouveau campement inspiraient un sentiment de lassitude amère et de renoncement. Ouvertes aux quatre vents, inconfortables et lugubres, y passer la nuit glaçait le sang. On dormait recroquevillés à même le sol, dans un coin, sans couverture, les mains entre les cuisses et les genoux contre le menton. Au matin, les membres ankylosés par le gel arrachaient des cris aux plus coriaces. Devant la dégradation du moral de ses hommes, Abdel Jalil décida de reprendre les choses en main. Il n’était pas encore sans risques de solliciter l’aide des villages voisins. Une indiscrétion, et les forces de l’ordre rappliqueraient. Amoindrie et livrée à elle-même, la katiba ne survivrait pas à un deuxième ratissage. Nafa et sa saria étaient contraints d’opérer à des lieues à la ronde pour ne pas trahir l’hypothétique zone vie de l’unité. À la tête de ses meilleurs sbires, il parcourait les collines et les bosquets, durant des jours et des nuits, détournait un camion sur une route perdue, volait du cheptel dans les bergeries isolées, délestait les marchands ambulants de leurs provisions et rentrait au camp en prenant soin de brouiller les pistes. Il s’attaqua aussi à un centre de handicapés et à une mosquée pour réquisitionner du matériel d’intendance, des livres religieux et des tapisseries.
Entre-temps, les choses se compliquaient considérablement. Les harcèlements militaires se poursuivaient, et les groupes armés n’arrêtaient pas de reculer, livrant le terrain aux taghout. Des casernes s’implantaient jusque dans les forêts, d’autres dans les villages. Parallèlement, la population commençait à se rétracter. Les premiers groupes de patriotes se constituaient par endroits…
Un soir, Nafa Walid fut convoqué par l’émir de la katiba. À l’intérieur de la grotte tapissée de tentures volées, Abdel Jalll affichait une mine sinistre. À côté de lui se tenait Zoubeida, son épouse, une femme de fer sanglée dans une tenue bariolée, les pieds dans des espadrilles et le pistolet à la ceinture. Elle était belle et grande. Son regard magnétique désarçonnait toujours Nafa qui n’osait jamais le soutenir plus de deux secondes. Derrière elle, assis en fakir sur une natte, Othmane, un ancien imam de Blida, paraissait inquiet. En face de lui, debout sur ses courtes jambes, un certain Ramoul se triturait les doigts.
Ramoul était un riche marchand de bétail de la région. Sa ferme se trouvait au sortir de la bourgade d’Ouled Mokhtar, de l’autre côté de la forêt. Âgé d’une cinquantaine d’années, il resplendissait de santé derrière son accoutrement usé et malodorant. Visiblement mal à l’aise, ses yeux s’agitaient très vite sous son turban crasseux. Il serra la main de Nafa en s’inclinant comme un valet.
– Vous vous connaissez ? fit l’émir.
– On se croise, de temps en temps.
– Eh bien, Sy Ramoul nous confirme les rumeurs qui font état de la mobilisation d’une frange sociale contre nous. Ce que nous croyons être une propagande orchestrée par les taghout s’avère être une réalité. Et elle a tendance à se généraliser. Des villages préparent l’accueil de détachements militaires dans le but de mettre sur pied leurs propres groupes de résistance. Ainsi, les douars de Matmar, Chaïb, Boujara, et les tribus de Ouled Mokhtar, des Riah et des Messabih sont en train de monter leurs avortons contre nous. Il paraît, d’après Sy Ramoul, que des dossiers de demande d’armes sont déposés tous les jours auprès de la gendarmerie.
– C’est vrai, dit Ramoul en branlant la tête.
Abdel Jalil tambourina sur une table basse pour le rappeler à l’ordre. Ses yeux se plissèrent quand il reprit :
– Dieu merci, la gangrène n’a pas encore pourri notre territoire. Cependant, des infections se manifestent çà et là. L’émir zonal ne tient pas à ce que ces plaies s’élargissent dans sa circonscription. Il a ordonné un traitement de choc définitif.
– C’est vrai, renchérit Ramoul incorrigible en reniflant une pincée de tabac à priser. Faut pas que ça se généralise. Je suis marchand de bétail et je voyage beaucoup. Ce que j’ai vu est incroyable. Savez-vous qu’en Kabylie il y a tellement de miliciens que la population se passe de l’armée ? Je vous assure que c’est vrai. Je l’ai constaté de visu. J’ai été dans le Dahra aussi, pour écouler une centaine de têtes, et là encore j’ai vu, comme je vous vois, des patriotes en train de dresser des barrages sur les routes. J’ai pensé que c’étaient des nôtres, et il y avait des gendarmes qui leur donnaient un coup de main. C’est vrai, je vous assure. Si je ne l’avais pas vu de mes yeux, comme je vous vois, je ne l’aurais pas cru. Et du côté du Tiaret, là, c’est grave. Les patriotes font des patrouilles, et dressent même des embuscades. Nos groupes ne se déplacent plus comme avant. Des fois, ils ne trouvent rien à manger.
Abdel Jalil cogna sur la table.
– À ta place, Sy Ramoul, je pèserais mes mots.
– Pourquoi ?
– Tu es en train de faire dans la subversion, là.
– Moi ?
– Boucle-la !
Ramoul recula de deux pas sous le cri de l’émir.
– Retourne sept fois ta saloperie de langue dans ta bouche d’égout avant de débiter ta saleté d’âneries.
Le marchand de bétail sentit ses mollets faiblir. Son teint vira au gris. Il ne put rester debout et s’assit en tremblant. Sa pomme d’Adam montait et descendait dans sa gorge tel un piston défaillant.
– À t’entendre, on serait tenté de croire que la balle a changé de camp. Nous sommes toujours les maîtres de la situation. Toute cette mascarade n’est que gesticulation stérile. Il existe, certes, une poignée de fumiers qui s’est laissée conter fleurette par les taghout, mais ce n’est pas la fin du monde. Ils sont combien, à Ouled Mokhtar, à se prêter au jeu des impies ?
– Six, bredouilla Ramoul en retirant de sa poche une feuille de papier froissée.
– Et tu appelles ça une milice ?
– Non, sidi. J’ai seulement essayé de dramatiser pour que nous prenions les choses très au sérieux.
– Ce n’est pas ton problème.
– Tout à fait, sidi.
– Est-ce que tu as été inquiété, dans ta ferme ?
– Non, sidi.
– Alors, écrase.
Livide et fiévreux, Ramoul essuya tes coins de sa bouche avec son pouce et se fit tout petit.
Abdel Jalil tendit la liste à Nafa :
– Sy Ramoul t’indiquera ou habitent ces chiens. Je veux que leur tête soit accrochée à l’entrée de la mairie.
Nafa arrêta quatre des six renégats qu’il surprit chez eux, à 3 heures du matin. Un vieillard, ancien moudjahid, son fils, son petit-fils de dix-neuf ans et un fellah. Il les ligota avec du fil de fer et les traîna sur la place où était rassemblée la population, sous la garde d’une trentaine d’intégristes. Il annonça que tout individu qui s’amuserait à réclamer des armes pour s’opposer à la révolution islamique et à Dieu subirait le même châtiment. L’imam Othmane récita une sourate où il était question de la manière de traiter les impies, expliqua à la foule qu’il était de son devoir de se méfier des gouvernants qui cherchaient à l’impliquer dans des manigances diaboliques, lui promit que le jour de la Victoire était proche et se retira pour permettre aux bourreaux de décapiter les quatre apostats.
Loin de se laisser intimider, les Ouled Mokhtar enterrèrent leurs « martyrs » en jurant, sur leur tombe, que jamais plus un assassin intégriste ne sortirait vivant de leur village. En attendant d’obtenir l’armement qu’ils réclamaient aux autorités, ils confectionnèrent des sabres et des frondes, préparèrent des cocktails Molotov et organisèrent la défense de leur intégrité. Nafa revint les mater, sûr de les faire déguerpir rien qu’en se gargarisant. Il fut repoussé à coups de pierres et de jets de bouteilles incendiaires.
Dans les semaines qui suivirent, trois détachements de garde communale s’installèrent autour du camp, forçant la katiba à déménager vers une autre forêt, à l’intérieur du pays.
La rumeur d’une échéance électorale se répandit à travers les maquis, y semant le doute et la stupéfaction : on projetait d’élire un président de la République. Les troupes intégristes étant coupées du reste du monde – la radio et la presse étaient interdites, seuls les communiqués du Conseil national étaient distribués, de pareilles nouvelles s’abattaient comme des massues sur le moral. Par endroits, des cas d’insubordination furent relevés, systématiquement réprimés dans le sang. La tyrannie aveugle des émirs, de toute évidence déstabilisés par la tournure des événements, conjuguée à la clochardisation accablante de leurs hommes délogés de leur « citadelle » et condamnés à errer sans répit pour échapper aux raids aériens et aux ratissages, aggravée par le recul sensible des villages alliés dont les réseaux de soutien se disloquaient, plongea la guérilla dans une nuit abyssale. Le spectre de la zizanie et de la suspicion revint hanter les intégristes et appauvrir leurs rangs. Tous les jours des combattants manquaient à l’appel, certains exécutés sur de simples supputations, d’autres préférant se livrer, avec armes et bagages, plutôt que de vivre avec une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la nuque. Chaque défection jetait les katiba sur les routes. Les « repentis » collaboraient avec les taghout, les conduisaient aux camps et participaient, comme guides, aux opérations militaires. Pour contenir la reddition, Chourahbil ordonna la suppression des permissions et considéra tout combattant surpris en dehors de son cantonnement comme réfractaire « exécutable » sur-le-champ.
– Tu devrais surveiller Omr et Haroun, murmura Abou Tourab à l’oreille de Nafa. Ils sont bizarres, ces derniers temps. Ils s’isolent trop, ne se quittent plus d’une semelle.
– Et alors ?
– Ils sont ainsi depuis que l’hélicoptère a lâché des tracts sur nous. À mon humble avis, tu ferais mieux de jeter un coup d’œil dans leurs affaires.
Nafa ne se le fit pas répéter. Il alla trouver les deux suspects, les fouilla et tomba sur un tract taghout dissimulé dans leur sac.
– C’est quoi, ça ?
Sans attendre d’explication, il sortit son pistolet et les abattit d’une balle dans la tête, au milieu de la saria en train de déjeuner. Cette mise en garde paya. La terreur annihila les mauvaises intentions. On creva sur les chemins escarpés, on se fit tailler en pièces par les mortiers et les avions de chasse, mais, à aucun moment, on ne songea à fausser compagnie à la horde. Pour nourrir de telles pensées suicidaires, il fallait être deux, au moins. Pour se donner du courage et peaufiner un plan d’évasion. Mais le combattant n’avait jamais été si isolé. Le moindre regard, le moindre signe de la main risquait d’attirer la foudre sur lui ; il s’enferma dans son silence et ne dit plus rien. Sa docilité devenait son unique salut. Il ne devait ni se montrer trop laborieux, ni trop distrait. Juste obéissant. Tel un automate. Répondre quand on le siffle. Parler quand on le lui demande.
Au cours d’une réunion au PC zonal, Chourahbil se voulut optimiste. Il promit que les élections présidentielles seraient un fiasco, que la population bouderait le scrutin car, d’après les experts du Conseil national, le peuple exigeait la rupture avec le système voyoucratique qui gérait le pays. Néanmoins, les instructions n’excluaient pas l’application de mesures dissuasives, à toutes fins utiles. Il se trompait, Chourahbil. La bombe de Khebbab, placée dans un bureau de vote, fit douze morts et une soixantaine de blessés, mais le vote eut lieu. Pis, la population adhéra massivement au carnaval des taghout. Ce fut le jour le plus catastrophique depuis la Rédemption. Les expéditions punitives contre les villages, les massacres perpétrés sur les routes, les attentats à la bombe dans les souks, toutes les rivières de sang et de larmes n’étanchèrent pas la soif de vengeance de Chourahbil.